Critique de Sarah Raymundo-Mon ami le terroriste

Mon ami le terroriste

Sarah Raymundo

Lorsque nous pensons aux révolutions, nous oublions souvent les amitiés qui alimentent ces rares changements sismiques dans la société. Pourtant, l’amitié et la révolution sont inextricablement liées dans le tissu de la lutte des peuples pour la transformation sociale. Nous connaissons la forte affinité intellectuelle de Marx et Engels et savons que leur collaboration et leur amitié ont donné naissance à certaines des œuvres les plus importantes de l’histoire de la pensée socialiste et de la lutte prolétarienne.
On connaît moins le lien entre Mao Zedong et le médecin canadien et internationaliste révolutionnaire Norman Bethune, qui a péri sur les lignes de front de la révolution chinoise. Le président Mao a exprimé des remords à sa mort pour n’avoir envoyé qu’une seule lettre à Bethune, dont il n’était pas sûr qu’elle ait été reçue et lue, alors qu’il recevait de nombreuses lettres de sa part. « Mon ami le terroriste : Une Histoire d’amour et de révolution » (2024, désormais MAT) fait partie de ce grand héritage de la camaraderie en tant que composante vitale de la construction d’un mouvement révolutionnaire à la périphérie du capitalisme mondial.

Julie & Joma

Le documentaire « Mon Ami, le terroriste », réalisé par Malcolm Guy et Demetri Estdelacropolis, met en scène feu Jose Maria « Joma » Sison (1939-2022), figure emblématique de la pensée révolutionnaire philippine et du mouvement pour la démocratie nationale et le socialisme. Pourtant, dès la première scène du film, il est évident qu’il s’agit tout autant de Julie de Lima (84 ans), qui apparaît non seulement comme l’épouse et la compagne de Joma, mais aussi comme une formidable figure à part entière. Souvent éclipsée par le rôle prépondérant de son mari dans la construction du mouvement révolutionnaire philippin, la contribution intégrale de Julie à la cause révolutionnaire est mise en lumière d’une manière que seul ce média peut capturer.

MAT suit Julie et Joma dans leurs activités quotidiennes à Utrecht, aux Pays-Bas, où ils vivent en exil depuis 1987, après l’échec des pourparlers de paix avec le gouvernment Aquino. Joma étaient dans une tournée de conférences en Europe lorsqu’il a été informé que son passeport était révoqué et qu’il risquait d’être inculpé en vertu de la loi anti-subversion philippine.

Dans une scène, Julie bricole du matériel informatique tandis que Joma fixe l’écran du PC en suivant les paroles de karaoké d’une célèbre ballade d’amour pinoy qu’il partage avec le cinéaste. Dans une autre séquence, le couple visite un petit musée de faux animaux fabriqués aux Philippines. Le propriétaire exprime l’objectif de son musée de protéger la biodiversité dans un monde qui fait face à des dangers importants. Lorsqu’on demande à Julie quelle est son rêve à elle, sa réponse est simple et courte, donnant l’impression que la révolution est l’air commun que nous respirons. Le film couvre les expériences de Joma et de Julie en exil, éclairant un récit riche en résilience et en défi.

Troisième roue, troisième cinéma, troisième monde

MAT offre une expérience visuelle cinématographique qui suit l’élan des conditions réelles auxquelles la révolution philippine a été confrontée. Elle aborde cette question du point de vue d’un narrateur qui est également l’un des cinéastes, Malcolm Guy. Il est la voix qui sert de troisième roue du carrosse dans les moments où Joma et Julie sont présents, ainsi que dans la rencontre du spectateur avec des personnages et des lieux choisis qui sont le berceau du mouvement démocratique national. Militant de longue date pour les intérêts des Philippines au Canada, il a également été secrétaire général de la Ligue internationale de lutte des peuples (ILPS), dont Joma était le président fondateur. Cet aspect est crucial pour situer la MAT dans l’un des mouvements du domaine cinématographique appelé « troisième cinéma ».

Le troisième cinéma est un mouvement cinématographique important qui a émergé au milieu des bouleversements politiques et des transformations culturelles, en particulier à la suite de la révolution cubaine. Ce mouvement s’est défini par son engagement à aborder les réalités sociopolitiques des communautés marginalisées d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Les cinéastes ont cherché à développer un langage cinématographique qui s’écarte des récits conventionnels d’Hollywood (premier cinéma) et du cinéma d’art européen (second cinéma). Ils ont souligné l’importance des films décrivant les expériences réelles de la classe opprimée, qui, comme le démontre efficacement MAT, est aussi une classe combattante.

Par leurs choix esthétiques, le film de Malcolm Guy et Demetri Estdelacropolis jette un pont entre l’art et l’activisme, en abordant des thèmes tels que le colonialisme, l’impérialisme et la pauvreté, tout en mêlant ces questions à la lutte du peuple philippin contre les injustices systémiques et à la conscience révolutionnaire du tiers-monde. On ne saurait trop insister sur l’urgence et l’importance de cette approche.

À une époque où les mouvements révolutionnaires sont confrontés à des assauts fascistes et impérialistes, non seulement de la part de l’impérialisme occidental dirigé par les États-Unis, mais aussi de la part de forces contre-révolutionnaires qui se livrent à une guerre de l’information, le récit de Malcolm sert de voix de la raison contre les distorsions et les mensonges purs et simples proférés à l’encontre du Parti communiste des Philippines (CPP).

Le segment qui suit l’évolution des pourparlers de paix entre le Front démocratique national (FDN) des Philippines et le gouvernement de la République des Philippines (GRP) sous l’administration Duterte est assez révélateur.

L’interview de Rodrigo Duterte par Malcolm en 2016 est peut-être la seule de ce genre. L’infâme tyran-président y jette l’opprobre sur l’establishment fasciste philippin et raconte une partie de son histoire en tant qu’étudiant ayant acquis des connaissances sur l’injustice sociale auprès de son professeur d’université, Joma Sison. Par la suite, M. Duterte évoque, bien que de manière assez vague, la possibilité de pourparlers de paix tout en soulignant son opposition à la composante armée de la lutte révolutionnaire.

Il s’agit d’un lien très intéressant. Pourtant, les détracteurs du communisme nient commodément l’influence de Joma en tant que leader qui a galvanisé de nombreuses personnes, toutes classes et générations confondues, en les incitant, à des degrés divers, à persévérer dans la dissidence et la pensée critique. Ils déforment son rôle fondamental dans la construction d’un mouvement de masse révolutionnaire aux Philippines, qui était incontestablement la source de son prestige et de sa crédibilité, en répétant une fausseté ridicule selon laquelle le CPP aurait formé une alliance avec le régime US-Duterte, omettant ainsi de s’opposer à sa violente soi-disante guerre contre la drogue. En fait c’est le leader assassiné du CPP-NPA-Mindanao, Jorge Madlos, qui a sorti de la clandestinité révolutionnaire pour dénoncer ouvertement la fausse guerre antidrogue de Duterte en juillet 2016. En outre, la première manifestation de masse contre la guerre antidrogue de Duterte a été menée par la coalition démocratique nationale des pauvres urbains, KADAMAY, au cours de la même période.

MAT incite ses spectateurs à suivre et à comprendre la descente du régime de Duterte vers le fascisme. Avec le sabordage unilatéral des pourparlers de paix le gouvernement Duterte a attiré l’attention et les critiques du monde entier pour ses politiques brutales, en particulier sa guerre contre la drogue, qui a mené à des milliers d’exécutions extrajudiciaires de personnes soupçonnées d’infractions à la loi

sur les stupéfiants, personnes principalement issues de communautés pauvres et vulnérables.

La répression de l’État au cours de cette période a également visé les agriculteurs. Les séquences filmées par le MAT sur le massacre de l’Hacienda Luisita démontrent que le mépris scandaleux de l’État oligarchique philippin pour les droits des agriculteurs et sa priorité aux intérêts des entreprises plutôt que sur ceux qui nourrissent la nation, un problème enraciné dans les structures de l’impérialisme, du capitalisme bureaucratique et du féodalisme, précèdent et (re)produisent la tragédie de Luisita dans diverses régions du pays.

Cependant, pour MAT, le tiers-monde ne peut pas être simplement une tragédie. La narration de Malcolm nous emmène au cœur de la campagne philippine, où les luttes pour la terre et la justice se déroulent quotidiennement, et où les camarades incarnent un esprit tenace qui résonne profondément avec les idéaux révolutionnaires épousés par Jose Maria Sison. Ici, nous découvrons les révolutionnaires armés philippins, les militants et leurs amis, qui donnent le meilleur d’eux-mêmes pour célébrer l’anniversaire du CPP.   Ici, des gens ordinaires confrontés à des adversités importantes – allant de l’oppression systémique aux sacrifices personnels – vont de l’avant, unis par une vision commune de la transformation sociale.

MAT filme ces hommages chaleureux données à Joma et Julie par les révolutionnaires qui reconnaissent le rôle du couple dans la formation de leur conscience révolutionnaire, mais aussi pour exprimer comment ils ont poursuivi l’action collective pour la libération, conscients de leurs victoires, souvent obtenues de haute lutte contre des obstacles considérables. Ils témoignent ainsi de leur résilience et de leur engagement inébranlable en faveur de l’héritage de Sison.

À ce stade, il est évident que ce n’est pas seulement la voix de Malcolm qui affirme sa camaraderie avec le « terroriste » bien-aimé, mais aussi le peuple même de ce dernier, malgré la distance physique qui les sépare.

Le caractère de masse de la nouvelle révolution démocratique est également illustré par des images d’immenses manifestations organisées par le mouvement démocratique national en milieu urbain. Lors d’une grande manifestation contre la réunion de l’APEC à Manille en 2015, MAT montre la révolutionnaire palestinienne Leila Khaled s’adressant à ses camarades philippins, en insistant sur la revendication d’un système qui valorise les personnes plutôt que les profits : « La voix du peuple est toujours plus forte que celle de tous les dirigeants du monde. »

L’internationalisme à l’ère de l’impérialisme

Regarder tout cela se dérouler dans un film documentaire n’est pas seulement un nouvel exploit dans le statut obscur et pourtant acclamé par la critique du Troisième cinéma dans le domaine culturel. MAT est un exercice à la fois théorique et pratique pour comprendre la mission, pour ainsi dire, dans cette ère sombre de l’impérialisme.
Comment cela se fait-il ? Tout d’abord, il confronte les réalités de l’oppression nationale aux Philippines, conséquence du capitalisme et de l’impérialisme dirigé par les États-Unis.

Deuxièmement, et en conséquence du premier point, le MAT reconnaît que la tâche urgente des internationalistes révolutionnaires au sein du noyau impérial est d’agir sans compromis contre l’impérialisme américain dans l’intérêt de l’alliance paysans-ouvriers à la périphérie, qui lutte contre les marionnettes oligarchiques des États-Unis, les grands compradores bourgeois et les propriétaires terriens à mesure que le mouvement révolutionnaire progresse dans la résistance à toutes les formes de tyrannie et d’oppression nationales.

Façonné par l’esprit de l’internationalisme révolutionnaire qui comprend et amplifie les aspirations du nationalisme et de la lutte des classes dans une société semi-coloniale et semi-féodale comme les Philippines, MAT incarne les sensibilités du Troisième cinéma, mais s’étend sans aucun doute au-delà des frontières cinématographiques puisqu’il devient lui-même une arme pour la guerre des classes. Dans cette zone de combat, la solidarité révolutionnaire internationale affirme que la désignation terroriste de feu Jose Maria Sison, de ses camarades et du CPP-NPA-NDF est une répression impérialiste et fasciste menée par les États-Unis contre la guerre populaire pour la libération nationale et le socialisme aux Philippines.

Si vous grattez la surface de l’ami du terroriste, vous trouverez un camarade précieux. ###
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*Le film est produit par la société canadienne Multi-Monde (2024). Pour plus d’informations : https://multi-monde.ca/en/my-friend-the-terrorist-a-tale-of-love-and-revolution/

Sarah Raymundo:  Faculté, Centre d’études internationales de l’Université des Philippines-Diliman, président de l’Association d’amitié Philippines-Bolivarienne-Venezuela et agent de liaison international de Bagong Alyansang Makabayan (BAYAN, Nouvelle alliance patriotique).

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